Théodore Botrel

La cruelle berceuse

Théodore Botrel


La pauvre veuve en sa chaumière 
À son petit chantait tout bas 
"Le flot déjà m'a pris ton frère 
Il l'aimait trop. Ne l'aime pas !" 

Berce, disait la mer perverse 
Berce-le bien dans tes deux bras 
Berce, berce, berce ton gâs 
Berce, berce, berce ton gâs 

Lorsque la mer était très douce 
Le petit gâs lui murmurait 
"Espère un peu, je serai mousse 
Dès mes douze ans, je partirai" 

Rêve, disait le vent de grève 
Rêve au beau jour où tu fuiras 
Rêve, rêve, rêve, mon gâs 
Rêve, rêve, rêve, mon gâs 

Lorsque la mer était mauvaise 
Le petit gâs, à demi-nu, 
Chantait debout de sur la falaise 
Le front tourné vers l'inconnu 

Chante, disait la mer méchante 
Chante aussi fort que tu pourras 
Chante, chante, chante, mon gâs 
Chante, chante, chante, mon gâs 

Un jour, enfin, la pauvre veuve 
A vu partir son dernier-né 
S'en est allé vers Terre-Neuve 
Comme autrefois son frère aîné 

Danse, le flot, roule en cadence 
Jusqu'à sa mort, tu danseras 
Danse, danse, danse, mon gâs 
Danse, danse, danse, mon gâs 

Son gâs parti, la pauvre femme 
L'espère en vain depuis un an 
En maudissant la mer infâme 
Qui lui répond en ricanant 

Tes deux gâs sont miens, à cette heure 
J'ai, mieux que toi, serré mes bras 
Pleure, pleure, pleure tes gâs 
Pleure, pleure, pleure tes gâs