Je me décidais à cultiver la fraise géante Pour vaincre enfin cette peur que j'ai toujours eu des plantes, Et poussé par le désir de me faire admettre Parmi les jardiniers comme collègue et maître. Pour prouver au monde qu'en plomberie je suis champion, J'installais moi-même le système d'irrigation. Il me restait un mètre à creuser jusqu'à la serre, Lorsqu'une fontaine noire jaillit de la terre. Une eau si grasse et sale … «Ce n'est pas de l'eau ma parole!» Ça a le goût, ça a l'odeur, mais oui, c'est du pétrole! Et pendant que mes doigts examinaient la matière, Je pensais à ces vers d'un poète berbère: Heureux celui qui au fond de son jardin Trouve du pétrole et en fait profiter les copains. La fraise géante était vite oubliée, à la place, Je remplissais des bols, des bidons et des tasses. Tous mes voisins affluaient attirés par le pétrole, Munis de jerricans, de marmites et de casseroles. Un vieillard oublia ses rhumatismes et indiqua Des places aux autos et vendit des lots de tombola. Déjà un photographe de presse et un journaliste Précédaient de peu le premier car rempli de touristes. Un commerçant installa pour acceuillir tout ce trafic Dans ma serre un stand de frites et un W.C. public. Un redoutable chœur d'enfants vint à paraitre Pour me chanter cette aubade sous ma fenêtre: Heureux celui qui au fond de son jardin Trouve du pétrole et en fait profiter les copains. Mon jardin devint bientôt un lieu de pélerinage. Déjà il figurait sur les prospectus de voyages. Je vis plein d'amis disparus venir remplir leurs bouteilles Et se comporter comme si l'on s'était quittés la veille. Même le Pape m'envoya un message de paix Et m'offrit le vélo qu'Eddy Mercks lui avait donné. La Maffia et plusieurs fabriques d'automobiles Me proposaient des accords commerciaux fertiles. Un imprésario choisit mon jardin pour y faire Un festival de jazz et de rock en plein air. Je reçus même un napperon de la part d'Annabelle Et elle avait brodé ces mots sur la dentelle: Heureux celui qui au fond de son jardin Trouve du pétrole et en fait profiter les copains. Je pris donc un brevet sur ma méthode de forage. J'installais des citernes dans la cave et le garage. Je projettais une raffinerie de toute urgence Lorsqu'un de mes technologues ébranla ma confiance: «Votre nappe de pétrole», dit-il, sans merci, «C'est le pipe-line qui mène de Bordeaux à Paris». C'est ça la vie, et ça ne manque pas de surprises. Alors je me souvins de ma première entreprise, Et le destin qui se moquait à l'instant de moi voulait Voir mes efforts botaniques couronnés de succès: Car engraissée de frites et arrosée de bière La fraise ressortait par le toit de la serre: Une fraise grosse comme une maison. Aide-moi à la porter et nous la partagerons!