Les manèges tournent dans la brume Au quai du Nord, On voit les lampes roses qui s'allument Sur leurs vieux ors Comme des toupies dans les ténèbres Et les flonflons S'échappent d'une valse funèbre Qui tourne rond Tout d'abord on se dit que c'est un mauvais rêve, Qu'il est passé minuit et qu'ici chacun dort, Que les forains devraient bien faire la trêve Mais les manèges tournent, tournent au quai du Nord. Alors on pense qu'ils tournent pour rien et dans le vide Et qu'un farceur pour lui seul les a déclenchés Mais on y voit bientôt des passagers livides Aux animaux de plâtre se tenir accrochés, On voit leurs doigts soudés aux torsades de cuivre Leurs corps qui descendent, remontent au ralenti Et l'on dirait qu'ils font semblant de se poursuivre, Semblant se lancer des semblants de confettis Les manèges tournent dans la bruine Au quai du Nord, Astres lumineux dans les ruines, L'ombre du port. Où sont filles, pègres et poisses, Mauvais garçons ? Ce n'est plus pour eux que l'angoisse Fait le dos rond On croit voir un vol de griffons qui piaffent, Une femme bien trop belle, nue à califourchon Sur un dragon de cinématographe, Coursée par des soudards cravachant des cochons, On croit voir un forçat entraîné par un cygne, Un chien décapité et la tête du chien Aboyant toute seule, lorsqu'on lui fait un signe Une main sanglante sortant d'un carrosse autrichien, On croit voir des traîneaux glissant sous de grands arbres, Un poète et un monstre ainsi rentrent chez eux. On voit des avions noirs, des papillons de marbre Et des enfants qui crient dans des chariots en feu Les manèges tournent dans l'orage Au quai du Nord, Les manèges tournent avec rage Et leur décor S'effrite au rythme des cadences D'accordéon, Que la vieille sono balance Pour pas un rond On distingue de vieilles femmes assises, Comme des Parques attendant l'arrêt du diorama, On croit voir, dans les lueurs indécises, Des passants irradiés comme à Hiroshima, Des gens qui comme moi dorment à partir de l'aube Et cherchent dans la nuit leur bel amour perdu, Qui donneraient comme moi tout pour chevaucher, en fraude, Les brillants carrousels à eux seuls défendus Car toi aussi tu tournes sur l'un de ces manèges Oui, je t'ai reconnu tournoyant dans ta nuit Oui, je t'ai reconnu sur ton cheval de neige Les yeux fixes, les mains folles et le sourire détruit Les manèges tournent dans ma mémoire Au quai du Nord, Des soies, des velours et des moires Ornent ta mort. Et passe et vire mon ivresse feinte, Oh, que sous mon front A jamais, mes amours défuntes Tournent en rond.