Michel Jonasz

Le piano et le pianiste

Michel Jonasz


J'sais pas pourquoiCe piano-làNe joue qu'en mineur.Ce meuble noirA dû en voirDe toutes les couleurs.En espérant faire fortune pour lui,J'ai dépensé toutes mes tunes.C'était une erreur.Moi j'avais l'âme d'un fantaisisteMais pas lui,Non, pas lui.Il a des cordes trop sensibles à nos douleurs,Pourrait passer sa vieA en dresser la liste.Vous comprenez pourquoiCe blues très lent,Ce blues très triste,Il vient du pianoPas du pianiste.C'est moi l'instrument.C'est lui l'artiste.Pauvre piano.Pauvre pianiste.Mais l'pire de tout,- Ça, ça m'rend fou -C'est sa pudeur.Une tour d'ivoireDans sa mémoireCache sa douleur.D'où lui vient cette amertume ?Qui le sait, la cause de son infortune,Est-ce une peine de cœur ?Aucun signe visible, aucune pisteQui permettrait, qui permettraitDe débusquer l'origine de tous ses malheursEt l'aider à sortir d'une mélancolie qui persiste,Qu'on puisse faire autre choseQue ce blues très lent,Ce blues très tristeQui vient du piano,Pas du pianiste.C'est moi l'instrument,Lui le soliste.Pauvre piano,Pauvre pianiste.Je suis en toi.Prête-moi ta voix,Pauvre chanteur.Tu veux savoirPourquoi, le soir,Je n'joue qu'en mineur ?Y a longtemps, un soir de brume,Furent écrits ces fameux rêves d'amour nocturnesPar mon possesseur.Moi, j'avais l'âme d'un fantaisisteMais pas lui,Non, pas lui.Voilà pourquoi je suis sensible à vos douleurs.Je n'pouvais pas savoir qu'il gardaitEn lui l'âme de Liszt.Je comprends maint'nantCe blues très lent,Ce blues très triste :Il vient du piano,Pas du pianiste.C'est moi qui chante, bien-sûr,Mais c'est lui l'artiste.Pauvre piano,Pauvre pianiste.C'est moi qui chante, bien-sûr,Mais c'est lui l'artiste.Pauvre piano, et, j'insiste,Pauvre pianiste.